Genre et secteur à profit social : "Tout va très bien, Madame la marquise ?"

Le secteur non marchand, a woman’s world ?

Dans l'un de ses plus célèbres ouvrages, le sociologue américain Richard Sennett aborde le sujet de la lutte contre les inégalités par le biais de ses souvenirs d’enfance, lui qui a été élevé par une mère travailleuse sociale dans un quartier défavorisé de la banlieue de Chicago1. Pour illustrer les différentes visions de la société qui ont contribué à façonner le travail social, il dresse le portrait de deux femmes : Jane Addams (1860-1935), travailleuse sociale socialiste, et Frances Xavier Cabrini (1850-1917), une nonne ayant dédié sa vie aux plus vulnérables.  

Un peu loin dans l’espace et le temps par rapport à nos questionnements sur le secteur à profit social bruxellois ? Pas tellement, si l’on considère que ce « monde de femmes » brossé par Sennett correspond encore aux réalités du non marchand, y compris en Belgique et à Bruxelles.  

Presque partout dans le secteur à profit social, les femmes sont majoritaires. Cette situation s’explique à la fois par des raisons historiques, le milieu associatif plongeant ses racines dans les initiatives citoyennes et bénévoles, et par le type d’activités qu’il couvre, à savoir de nombreux métiers du care, traditionnellement perçus comme féminins. Il serait dès lors tentant d’imaginer que le secteur à profit social est inclusif dans sa nature même.

Toutefois, malgré ses spécificités, le secteur non marchand est traversé par certaines problématiques qui touchent le marché de l’emploi de manière plus générale. Notamment, les questions liées à l’égalité de genre au travail. L’égalité de genre est un principe selon lequel les individus doivent être traités de la même manière, avec la même dignité, les mêmes droits, sans que leur genre ne puisse les mener à se voir imposer des rôles particuliers auxquels ils devraient se conformer. Or, le monde du travail continue à reproduire des mécanismes de discrimination et des pratiques qui nuisent à l’inclusion des femmes et des minorités de genre2.


1 Sennet R., « Respect : de la dignité de l’homme dans un monde d’inégalités », Hachette Pluriel, Paris, 2011.

2 Pour une définition précise des notions de sexe et de genre, nous vous renvoyons au support de cours en ligne du sociologue Pierre Brasseur : Brasseur_genresante_seance1_2022.pdf (hal.science)

 

Genre et emploi : des inégalités qui ont la peau dure

De manière générale, le taux d’activité3 professionnelle des femmes reste plus bas que celui des hommes. Et c’est à Bruxelles que cet écart est le plus important : parmi les 20-64 ans, le taux d’emploi des femmes est de 66%, alors qu’il de 75,7% chez les hommes4. Ces chiffres s’expliquent en partie par la structure sociodémographique propre de la capitale. La Flandre montre de meilleurs résultats en termes d’écart de taux d’emploi entre les genres, mais aussi en matière de taux d’emploi général. Il faut noter que le taux d’emploi des femmes y est légèrement supérieur au taux d’emploi des hommes des deux autres régions5.  

Ces écarts de taux d’activité et d’emploi s’expliquent par différents facteurs. En premier lieu, les femmes restant majoritairement en charge des tâches domestiques, leur inactivité professionnelle apparait fortement corrélée à la présence d’enfants. La prise en charge de parents dépendants ou de petits-enfants peut également impacter l’activité des femmes de plus de 50 ans. Par ailleurs, le manque de places accessibles dans les structures d’accueil pour les jeunes enfants est un frein considérable. Enfin, les femmes se trouvent parfois confrontées à des « pièges à l’emploi » liés aux faibles salaires des fonctions dans lesquelles elles se concentrent (comme le nettoyage) qui rendent le passage vers l’activité professionnelle trop peu rentable.

En matière de genre, le marché du travail révèle une ségrégation verticale et une ségrégation horizontale. La ségrégation verticale renvoie au fait que les femmes occupent peu de postes à responsabilités proportionnellement à leur présence dans les niveaux inférieurs des organisations6. A Bruxelles, en 2020, les femmes ne représentaient que 36% des travailleurs occupant un poste de manager dans le secteur privé7. Ce phénomène est souvent évoqué par des métaphores telles que le « plancher collant », le « plafond de verre » ou le « tuyau percé ».  

La ségrégation horizontale, quant à elle, qualifie le fait que certains secteurs d’activité restent peu ouverts aux femmes, qui ont tendance à se concentrer dans des secteurs considérés comme « féminins ». C’est ce qui explique cette présence majoritaire des femmes dans le secteur à profit social8. C’est l’impact de la socialisation sexuée, qui continue à influencer le comportement et la trajectoire de nombreux individus, des jeux d’enfance à la trajectoire professionnelle, en passant par le choix des études.

Toujours au niveau général du marché de l’emploi, l’Institut pour l’Egalité des Femmes et des Hommes pointe également l’écart salarial qui défavorise les femmes. En effet, une femme gagne encore en moyenne 9,2% de moins par heure qu’un homme. C’est dans les fonctions de management que l’écart salarial entre les hommes et les femmes est le plus important. A Bruxelles, les femmes managers gagnaient en moyenne 11% de moins que leurs homologues masculins en 20199.

Elles sont aussi plus nombreuses à travailler à temps partiel, notamment en raison de la persistance de cette répartition inéquitable des tâches liées au travail domestique et au soin aux personnes dépendantes10. Un chiffre révélateur en la matière : seuls 33% des congés parentaux sont pris par des hommes11. Différents facteurs pénalisant sur le marché du travail peuvent renforcer les difficultés d’accès à l’emploi des femmes en se cumulant : faible niveau de diplôme, nationalité non-européenne, famille monoparentale… Par exemple, à Bruxelles, en 2013, le taux d’activité des femmes ressortissantes d’un pays hors-UE apparaissait particulièrement bas (38,6%), et leur taux d’emploi encore davantage : 26%. Singulièrement, le phénomène de l’ethno-stratification, qui désigne la tendance à la concentration de certains individus dans certains secteurs en fonction de leur origine, se combine à la ségrégation horizontale sur base du genre, qui regroupe les femmes dans certaines fonctions. 


3 Le taux d’activité exprime le rapport à la population d’âge actif (15 à 64 ans) des personnes qui se présentent effectivement sur le marché du travail, qu’elles soient occupées ou chômeuses.

4 Statistics | Eurostat (europa.eu)

5 « La participation des femmes au marché du travail », Conseil supérieur de l’emploi, 2023, p. 30. Le rapport complet peut être téléchargé ici : La participation des femmes au marché du travail - Janvier 2023 | Conseil supérieur de l'emploi (belgique.be)

6 En ce qui concerne la Wallonie, par exemple, la part des femmes dans les professions de direction et cadres supérieurs était de seulement 30,6% en 2015, https://www.iweps.be/publication/egalite-entre-les-femmes-et-les-hommes-en-wallonie-2017-cahier1/

7 Fernandez Astudillo A., Egalité salariale entre hommes et femmes : où en est-on en région bruxelloise, Focus n°49, IBSA, Perspective.brussels, mars 2022, p.4.

8 Ainsi, en Wallonie, en 2015, les femmes constituaient 79% du personnel dans le domaine de la santé humaine et de l’action sociale et 70,7% dans le domaine de l’enseignement. Plus frappant encore, elles représentent 95% des travailleurs et travailleuses dans le secteur des aides à domicile et 96% dans les crèches : https://sodivercity.bruxeo.be/fr/la-sant%C3%A9-des-femmes-au-travail-vers-des-entreprises-plus-inclusives

9 Fernandez Astudillo A., idem.

10 42,7% des travailleuses sont actives à temps partiel, contre 12,6% des hommes, https://igvm-iefh.belgium.be/fr/activites/emploi

11 https://igvm-iefh.belgium.be/fr/activites/emploi

 

Les défis du secteur à profit social en matière d’égalité de genre

En Région bruxelloise comme dans le reste du pays, les femmes sont majoritaires dans le non-marchand, notamment dans les secteurs de l’éducation, de la santé et de l’action sociale. L’augmentation de l’activité dans le secteur du nettoyage et de l’aide à domicile caractérise la « chaîne du care » : à mesure que les femmes des classes moyennes accèdent à l’emploi, les familles externalisent des tâches domestiques à d’autres femmes, souvent précaires et peu qualifiées, ce qui augmente les inégalités de manière générale et les inégalités entre femmes en particulier. Ces métiers sont souvent caractérisés par des rémunérations basses, des conditions de travail difficiles et des statuts souvent précaires.  

Certaines associations reconnues en insertion socio-professionnelles travaillent via des contrats d’insertion ou d’apprentissage avec des personnes censées se former ou acquérir une expérience dans le secteur du nettoyage. Ces asbl connaissent de plus en plus de difficultés à recruter des femmes pour qui l’entrée sur le marché de l’emploi ne représente pas une amélioration suffisamment importante de leur situation financière, d’autant moins lorsque celles-ci sont à la tête de familles monoparentales.

L’enseignement constitue une part importante du secteur non marchand. A partir de la fin du 19ème siècle, il devient l’une des voies professionnelles envisageables pour les femmes lettrées. Les rôles d’éducatrice était alors perçu comme un prolongement évident des fonctions « naturelles » et domestiques des femmes. Aujourd’hui, si celles-ci demeurent très présentes dans l’enseignement, leur proportion diminue en fonction du niveau pédagogique. Elles représentent 85% des effectifs au niveau primaire, 66 % dans l’enseignement secondaire. Dans l’enseignement supérieur, moins de la moitié des profs sont des femmes : 44%. Leur présence se fait encore beaucoup plus discrète dans les matières STEM (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques). En 2024, l’image de femmes encadrant des enfants en bas âge s’impose encore davantage que celle de femmes formant de futurs ingénieurs civils.  

Les femmes sont donc surreprésentées dans le secteur non marchand, notamment en raison de la socialisation sexuée. Toutefois, elles y sont moins bien rémunérées, sont moins présentes que les hommes au niveau des postes de direction, et sont davantage engagées à temps partiel12. Ce dernier trait reflète la situation du marché de l’emploi dans son ensemble. La part de l’emploi à temps partiel dans l’emploi total y est 2,5 fois plus élevée parmi les femmes que parmi les hommes. Et en ce qui concerne les femmes, le choix du temps partiel apparaît fortement corrélé à la présence d’enfants13.

Le secteur associatif n’est pas concerné par la loi fédérale de 2011, qui visait à garantir la présence d’au moins un tiers de chaque sexe au sein des OA des entreprises publiques autonomes, des entreprises privées cotées en bourse et de la loterie nationale. En Wallonie, il existe toutefois un décret qui impose depuis 2014 un maximum de deux tiers de membres du même sexe aux OA des organismes privés agréées par la Wallonie. L’observatoire de l’économie sociale constate le fait que les administratrices ont toujours été plus nombreuses dans les organes d’administration des entreprises d’économie sociale qu’au sein de l’économie marchande. Dans les 20 premières années du siècle, leur proportion a augmenté, passant de 28 à 37 %, alors qu’elle a stagné dans le reste de l’économie sur la même période14.

Toutefois, l’inclusion des femmes progresse mal sans actions coordonnées, même dans le secteur non marchand. Au gré de nos accompagnements individuels et des contacts avec le secteur, nous collectons des exemples de situations qui demeurent problématiques. La difficulté, par exemple, à offrir un cadre de travail sécurisant aux femmes travaillant dans le secteur de l’aide à domicile ou encadrant des personnes âgées, démentes ou vulnérables. Comment répondre à des agressions sexistes15 lorsqu’elles émanent de publics à la santé mentale fragile ? Quelles sont les responsabilités de l’employeur à cet égard ? Comment se montrer aussi soucieux des droits de son employée que de ceux d’un public bénéficiaire pour qui l’organisation représente souvent le dernier filet ?  

Autre problématique qui interpelle : la répartition des tâches, selon un schéma stéréotypé sur base du genre, pour des personnes exerçant les mêmes fonctions. Par exemple, des travailleurs sociaux accompagnant des personnes en situation de handicap. Aux hommes, la responsabilité des activités sportives. Aux femmes, celles des douches et des soins corporels.

Si les enjeux liés à l’égalité de genre sont essentiels sur le marché de l’emploi au sens large, ils le sont de façon particulièrement manifeste dans le secteur non marchand. En effet, celui-ci est notamment constitué d’organisations qui appuient leurs actions sur un corpus de valeurs parmi lesquelles l’égalité et la mixité, voire promeuvent l’égalité en Belgique francophone16. L’égalité de genre est un enjeu de justice sociale, et des études montrent que les organisations dont les niveaux décisionnels présentent un bon niveau de mixité sont plus performantes17.   

Les défis du secteur non marchand en matière d’égalité de genre touchent donc à la ségrégation horizontale mais aussi verticale. Il s’agit de lever les freins psychologiques (comme l’autocensure ou la sous-estimation de soi), structurels (la difficulté à concilier vie professionnelle et vie personnelle, le manque de possibilité d’identification à des femmes leaders et le stéréotype « masculin » du manager…) et socioculturels (la persistance de stéréotypes attribuant tel ou tel rôle aux individus en fonction de leur genre, les interruptions de carrières plus fréquentes chez les femmes avant 40 ans, ce qui complique notamment leur accès à la formation continue, etc.).

Difficile, donc, de considérer que sous prétexte que les valeurs d’égalité et de solidarité sont supposées être dans l’ADN des organisations du secteur à profit social, les problématiques liées au genre se résoudraient « naturellement ». Des cadres de travail plus inclusifs se déploieront à la faveur d’un diagnostic précis et d’une stratégie impliquant des actions de sensibilisation et de formation et un travail d’accompagnement sur mesure des structures concernées. Depuis plusieurs années, Bruxeo propose une offre de formation, d’information et d’accompagnement susceptible de vous aider à dresser un bilan de la question du genre dans votre structure, et à cheminer vers un environnement professionnel plus égalitaire pour l’ensemble des équipes.  

Le monde du non-marchand d’aujourd’hui est bien différent de celui décrit par Richard Sennet. Comme le rappelle un article du CARHOP, même sans tenir compte des tâches domestiques, les femmes ont toujours travaillé. Au tournant du 20ème siècle, elles étaient actives dans le monde agricole, le secteur de l’industrie textile ou la domesticité, et pas encore dans celui de l’aide à domicile ou de l’éducation permanente18. Dans de nombreux secteurs, il leur a longtemps été interdit de cumuler mariage et emploi. Comme si l’emploi ne pouvait être qu’un pis-aller dans l’attente d’une prise de fonction perçue comme autrement plus « naturelle » : celle d’épouse et de mère. Il est frappant de constater que malgré des évolutions spectaculaires, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée demeure très largement en relation avec la question du genre et des responsabilités familiales des individus, y compris dans le non marchand. La construction de cadres de travail plus inclusifs est bel et bien l’affaire de tous et des toutes, et leurs bénéfices s’étendent largement au-delà de la sphère professionnelle.


12 https://sodivercity.bruxeo.be/fr/workshop-%C2%AB-l%E2%80%99%C3%A9galit%C3%A9-de-genre-dans-le-monde-du-travail-%C2%BB  Les hommes employés de la commission auxiliaire pour le secteur non marchand CP 337 gagnent en moyenne 19% de plus que les femmes.

13 Parmi les 88 900 travailleurs à temps partiel en région bruxelloise en 2013, 68,8% étaient des femmes. Observatoire de la santé et du Social de Bruxelles et Observatoire bruxellois de l’emploi (2015), Les femmes sur le marché de l’emploi en région de bruxelloise, Commission Communautaire Commune et Actiris., pp.22 et 29 à 31.

14 Pirmez M-F., « Lois quotas, où sont les failles ? », Alter Echos, n°518, juillet-août 2024, pp.62-65.

15 Pour des raisons de clarté, nous ne nous étendons pas ici sur les dimensions intersectionnelles de cette problématique. Mais il est manifeste, à Bruxelles, que lorsque des tensions ou agressions surgissent dans le milieu professionnel, elles se limitent rarement à la question du genre. Ainsi, le racisme, la xénophobie, l’âgisme, l’homophobie et la grossophobie (entre autres !) sont susceptibles d’influencer les discours et les comportements évoqués ici.

16 « Egalité, mixité et associations. Guide pour l’égalité des femmes et des hommes dans les asbl », Fédération Wallonie Bruxelles, 2014.

17 Exemple: https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2014-1-page-153.htm?contenu=article

18 Femmes_toujours_travaillé_M.T.COENEN_2006.pdf (carhop.be)

 

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Aylin Aydemir
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En tant que conseillère diversité et inclusion, Aylin coorganise notamment des séminaires et des workshops sur des thématiques liées aux critères de lutte contre les discriminations et à la gestion des RH dans le secteur non marchand. Elle propose également des accompagnements collectifs et personnalisés d'entreprises à profit social.
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Emilie est responsable de la gestion et du développement du service “Diversité & Inclusion” au sein de BRUXEO. A ce titre, elle organise notamment des séminaires et des workshops sur des thématiques liées aux critères de lutte contre les discriminations et à la gestion des RH dans le secteur non marchand. Elle propose également des accompagnements collectifs et personnalisés d'entreprises à profit social.
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